Gentils géants
Poids moyen : jusqu’à une tonne. Taille moyenne : entre 1m65 et 1m85. Avec ses formes massives, ses sabots gigantesques et ses fanons qui ornent ses jambes, le cheval de trait impose le respect autant qu’il suscite l’admiration. Longtemps relégué au passé après la révolution industrielle, ce colosse au grand cœur signe un retour remarqué depuis une quinzaine d’années. Si sa présence demeure discrète en Suisse, il regagne du terrain en France, son berceau d’origine, porté par un intérêt pour une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Le cheval de trait, symbole d’une force utile et apaisée, n’a décidément pas dit son dernier mot.
Lors que l'on tape "chevaux de traits en Suisse" sur Google, l’intelligence artificielle propose des liens et textes sur… les chevaux franches-montagnes ! Une confusion qui prête à sourire, mais qui trahit aussi un certain vide. Car ici, ce que l’on cherche, ce sont les véritables chevaux de trait : percherons, comtois, bretons… ces colosses nés pour tirer, labourer, et impressionner. Cette simple recherche révèle deux choses : d’abord, que l’intelligence artificielle n’a pas encore supplanté le travail de recherche du journaliste ; ensuite, que les chevaux de trait sont rares sur le sol helvétique. Mais les quelques-uns qui y prospèrent séduisent souvent en tous points par leur incroyable polyvalence, leur calme et leur gentillesse. Pour croiser ces « vrais » lourds, il faut lever les yeux vers leur plus grand berceau : la France. Là-bas, ils règnent encore en maîtres, imposants et majestueux, répartis en neuf races, chacune ayant ses caractéristiques.
À travers les méandres du temps
Pour comprendre l’importance de ces chevaux et leur rareté aujourd’hui, il faut remonter un peu dans le temps. Initialement élevés pour le travail agricole, les chevaux de trait ont connu leurs heures de gloire au début du XXe siècle. À cette époque, ils étaient indispensables à la vie rurale : on les trouvait dans les champs, sur les routes et jusque dans les villes – à Paris, en 1900, on comptait 80’000 chevaux, dont 16’000 tiraient les omnibus (selon le livre Histoire du cheval de trait, par Sylvain Thouret) ! Puis vint la révolution industrielle. Véritable coup de massue pour ces employés des champs, elle provoqua dans les années ’50 une chute brutale de leur utilité. Ironie du sort, c’est même la filière bouchère qui a permis de sauvegarder certaines races durant ces années creuses. À partir des années ’80, ils se renouvellent : on les retrouve dans le débardage, où leur puissance et leur agilité leur permettent d’accéder à des zones inatteignables pour les machines. Utilisés aussi pour certains travaux agricoles ou viticoles, ils reprennent peu à peu leur place dans le paysage rural.
Des naissances en hausse
Si le nombre de naissances en France chutait encore au début des années 2000, la tendance s’inverse peu à peu. Selon l’Institut français du cheval et de l’équitation (IFCE), on recensait en 2012 quelque 13’096 naissances immatriculées. Elles sont passées à 10’400 en 2015, avant de descendre à 9’167 en 2018. Depuis, le chiffre se stabilise, puis remonte à 9’768 en 2024.
Une dynamique que confirme Céline Eisenzaemmer, éleveuse à la Ferme Cannelle, à Villers-sous-Chalamont, en Franche-Comté. Là-bas, le marché du comtois prospère au rythme de cette reprise : « Le travail agricole avec les chevaux est toujours actuel en France. Il y a un important regain d’utilisation depuis une dizaine d’années. Les prestations se développent beaucoup, notamment en ville. Il y a un peu de maraîchage aussi, et beaucoup de chevaux travaillent dans les vignes », explique-t-elle. Les chevaux sont vendus prêts au travail, après une formation minutieuse, qui prend environ une année. « Nous choisissons l’orientation de chacun de nos comtois selon leur tempérament et leur morphologie. Certains vont faire du déplacement, d’autres du travail dans les champs. Selon leur potentiel, nous les présentons aussi en concours d’attelage. Mais nous n’allons pas réveiller l’instinct de compétition chez un cheval destiné à la vigne, où il devra surtout faire preuve de calme et de robustesse », poursuit l’éleveuse.
Il y a les travailleurs, et les modèles
Si certains chevaux retrouvent leur place au travail, d’autres sont destinés à l’élevage. Un marché plus exigeant, selon Céline Eisenzaemmer : « Il est beaucoup plus compliqué de vendre un cheval pour l’élevage que pour le travail. Nous nous orientons vers des modèles plus fins et légers, capables de se faufiler entre les rangs de vigne sans rien perdre de leur puissance. Ils ont des membres secs et sains, avec une meilleure longévité et une réelle aptitude au travail moderne. Ils ont aussi moins de problèmes de calcification du cartilage. » Mais le mouvement général, lui, s’inverse : « La race a aujourd’hui tendance à grandir et à s’alourdir, à l’opposé de ce que nous recherchons », précise l’éleveuse. Ces modèles d’antan massifs dominent les concours d’élevage. « Ces chevaux-là sont faits pour le plaisir de l’œil, pas pour le terrain. Les agriculteurs ne veulent pas d’un cheval aux sabots trop larges qui abîme le sol, et les bouchers n’aiment pas non plus les animaux trop gras. Il y a, selon moi, une inadéquation complète entre ce que la race valorise en élevage et les besoins réels du terrain », conclut-elle. Le modèle plus « sportif » est en effet bien apprécié sur le terrain. Sébastien et Odile Mizier ont créé Equitraction pour réinsérer les chevaux de travail dans les vignes. Ils utilisent deux bretons et quatre comtois pour les faire travailler dans plusieurs vignobles de Saint Émilion. Odile Mizier explique « Un modèle plus petit est plus pratique non seulement sur les vignes car il abîme moins les sols et passe plus facilement dans certains endroits étroits, mais aussi pour tous les frais de matériel, de vétérinaire, de fourrage. Il y a quand même une nette différence ! » En effet, les percherons qu’ils utilisent pèsent entre 600 et 800 kg, contre une tonne facilement atteignable dans les modèles plus lourds et typiques de la race.
Quelques tares génétiques
Les anciens modèles, massifs et puissants, n’étaient pas sans conséquences. Leur gabarit hors norme s’accompagne fréquemment de pathologies typiques : atteintes des cartilages, problèmes de jarrets ou infections des fanons. Jean-Luc Manoury, président de l’association L’Écurie des Vues à Coppet/VD, en a fait l’expérience. Avec son épouse, il a lancé en 2009 une tournée de ramassage des déchets encombrants, menée non pas par un camion, mais par des chevaux. Deux ans plus tard, ils fondaient une association pour pérenniser ce service écologique et patrimonial. « Nous avons fait le choix de prendre des chevaux de travail au plus proche de notre région, donc des comtois. Nos premiers chevaux provenaient d’un élevage de référence, mais malgré cela, plusieurs ont eu de gros problèmes de santé, comme des boiteries ou des pourritures profondes de fourchette », explique ce dernier. Le couple change alors d’approche : il n’achète plus que des chevaux auprès de particuliers, après des contrôles vétérinaires rigoureux et incluant des radiographies. Depuis 2019, plus aucun souci majeur n’a été constaté — leurs chevaux, tous dans des modèles encore rustiques, tiennent désormais tout à fait la distance.
La vigne, terrain de renouveau
À Bordeaux, c’est le percheron qui règne sur les terres — ou plus précisément, entre les rangs des vignes. Le retour d’une viticulture plus respectueuse de l’environnement remet le cheval de trait au cœur du travail des sols, comme sur le plateau de Saint-Emilion : « Le cheval offre bien plus qu’une alternative écologique à la machine : ses sabots n’altèrent pas la structure du sol, préservant ainsi sa biodiversité. Il se déplace aussi plus aisément entre les rangs, là où un tracteur abîmerait les ceps », explique sur son site internet Sébastien Bouetz, fondateur de « Cheval des Vignes ». Chaque année, plus de cent hectares sont labourés sur divers domaines par une vingtaine de chevaux et six meneurs. « L’un des grands avantages du décavaillonnage à cheval est le risque presque nul de casser un pied de vigne. Cela tient à la qualité du dressage : nos chevaux sont formés pour s’arrêter dès qu’ils sentent une tension, signe que l’outil s’est pris dans une racine ou un cep », continue-t-il. Côté coûts, il faut compter environ 30% de plus qu’une machine pour une exploitation en Suisse, le cheval coûtant plus cher à l’entretien et en temps investi qu’une machine. Les frais d’entretien en France étant plus bas, il est plus simple d’arriver au même équilibre financier cheval-machine.
Le trait encore timide en Suisse
Le cheval que vous apercevez en ouverture de cet article vit aujourd’hui à Forel (Lavaux), où Blaise Meier l’a acquis il y a bientôt quatre ans pour le former au dressage et au spectacle : « Il veut toujours donner le meilleur de lui-même, ce sont des chevaux très volontaires, tellement gentils. Sous la selle, où il faudra peut-être plus facilement encourager un cheval de sport, lui le fait avec un tel plaisir ! Pour rien au monde je ne l’échangerais, il est vraiment génial et facile à vivre ! », explique le cavalier qui le forme actuellement au dressage pour viser les figures de haute-école. D’autres chevaux de trait travaillent à petite échelle dans des exploitations privées ou auprès de particuliers passionnés. En Valais, Sylvie Giroud-Delaloye détient un étalon ardennais et un trait auxois pour le loisir : « Notre auxois mesure 1m80, il ne rentrait plus dans son box une fois adulte, et nous ne pouvions pas surélever le plafond de l’écurie. Nous avons donc aménagé une stabulation avec un abri suffisamment haut pour lui. » Le trait ardennais divertit son mari dans les champs : « Il s’amuse à les labourer avec lui. Et moi, je monte le trait auxois. Au vu de sa taille, il nécessite aussi un équipement adapté. Il y a une dizaine d’années, nous avions déjà un autre étalon auxois et je me souviens qu’à l’époque, je devais faire faire son matériel sur mesure. Même le mors, car il fait du 16,5 ! Aujourd’hui, je trouve plus facilement du matériel dans les enseignes d’équitation », continue-t-elle. Si l’arrivée de ces gros chevaux dans l’équitation de loisir a permis un développement de l’offre de matériel taille XXL, le souffle retombe un peu. Par exemple, la filiale Felix Bühler dit ne pas noter un engouement particulier croissant pour ces grandes tailles. Elle observe plutôt une diminution de l’attrait. Dans certaines villes, on retrouve le cheval de trait aussi au service des communes, tirant les chariots de collecte pour le tri des déchets ou des encombrants, rappelant ainsi leur rôle social et fédérateur. Ils se baladent parfois dans les vignobles en Valais ou du côté de Neuchâtel, sur de petites exploitations.
La force tranquille de chevaux de trait, leur patience et leur attachement à l’humain continuent de séduire. Ils prouvent, jour après jour, qu’ils peuvent encore accomplir ce que les machines ne savent pas toujours faire : travailler avec respect, douceur et endurance. Après tout, ne mesure-t-on pas encore la puissance des voitures modernes en… chevaux ?
Julie Queloz
Cet article est paru en p. 39-41 du n° de décembre-janvier de votre magazine.












